Jean RUCH dirigeant de FAMILLES SOLIDAIRES et co-auteur du livre « les aidants familiaux pour les Nuls » aux éditions FIRST (sortie Octobre 2017) nous livre la première chronique Libres&Aidants.
Eté 2017, 12h15 quelque part dans un Mac Do de la région parisienne.
Après 2h42 de TGV Mulhouse Paris, une réunion institutionnelle de deux heures et quarante-cinq minutes de métro, mon estomac vote unanimement pour la gastronomie américaine rapide à la sortie du métro. Simple, rapide, et avec une connexion WIFI pour l’homme pressé que je suis parfois. Souvent. Trop souvent.
Après avoir commandé à la borne, je choisis une place facilement identifiable pour la livraison de ce plateau tant attendu, depuis le petit déj de 5h. A côté, j’aperçois un couple de grands-parents avec leur petit-fils, attablés et en pleine discussion. Monsieur, appelons-le Georges, est propre sur lui, bien coiffé, élégant. Madame, de son prénom fictif Jeanne, ressemble à une grand-mère bienveillante, soucieuse du bien-être de ses hommes. Le garçon, Timéo, doit avoir 9 ou 10 ans.
Absorbé dans le flot des mails et des documents à écrire, je prête peu d’attention à ce trio familial, entre deux tranches de bacon, et une ponction liquide dans mon gobelet. Mon oreille reste pourtant accrochée à la troisième demande de Georges à son épouse, pour savoir si la serveuse lui a bien rendu la monnaie, et si elle lui a rendu la carte bleue ! S’en suit un échange entre le petit fils et son grand-père ;
Le garçon : « dis Grand Père pourquoi tu parles à tout le monde ?»
Le grand père : « Pourquoi, tu es jaloux ? » renchérit Georges d’un ton très sec.
Visiblement le pugilat a commencé avant mon arrivée. Le visage de Timéo s’éteint, il se tait, et finit patiemment ses frites. Il quitte la table avec l’assentiment de Jeanne, pour se faufiler dans l’espace jeux du fast-food. Jeanne tente une explication de texte à son mari, qui vient de décréter que cet enfant est mal éduqué, qu’il va appeler son père dès ce soir pour le lui dire. Jeanne arrondit les angles, réexplique le contexte, et le rassure, le réconforte.
L’échange se poursuit discrètement, et le couple passe en revue le programme de l’après-midi. Madame va emmener son petit-fils au parc, où ils retrouveront une de ses amies, Jeanine. Georges, lui, insiste sur sa sieste et le fait que son petit-fils doit lui foutre la paix. Il débarrasse son plateau après trois consignes verbales de Jeanne pour situer le meuble de desserte trois mètres à ma droite. Sous le regard réprobateur de Jeanne, Georges apostrophe son petit-fils revenant de l’espace jeux en chaussettes. Sur ces paroles, agacé, il quitte la table, direction la sieste. Son hésitation, son regard hagard et interrogateur lancé à son épouse, et la difficulté qu’il éprouve à trouver la bonne sortie, me remuent : ma gorge se noue.
Les troubles cognitifs, l’agressivité larvée de Georges, les regards surjoués de cet homme à son épouse me laissent penser qu’aucun des deux interlocuteurs n’ignorent ce qui se cache derrière cette tranche de vie : Georges est touché par la maladie d’Alzheimer ou une de ses nombreuses formes apparentées.
Lorsque la porte du restaurant se referme, Jeanne suit longuement des yeux son époux. Elle anticipe, déroule des scénarios dans sa tête, et ses yeux progressivement se remplissent de larmes. Jusqu’à en laisser échapper une le temps d’un instant.
Jeanne est digne, solide, et pourtant profondément bouleversée par ce qu’elle vit au quotidien. Elle est seule. A cet instant.
Parmi tant d’autres, personne n’a perçu sa profonde détresse, les efforts de Georges, son mari, pour donner le change, la tristesse de Timéo rabroué. Personne ne sait non plus ce que représente ce quotidien invisible d’une famille ordinaire…
Je guette le regard de Jeanne, pour tenter de donner à comprendre qu’elle n’est pas seule, pour échanger quelques mots. Nous faisons partie de la même communauté de 10 millions d’aidants en France, sa présence est précieuse, indispensable, experte, et aidante.
Ma gorge se noue, face à tout ce que cela peut évoquer pour moi en tant qu’aidant familial. Face au vieillissement de mes propres parents. Face à la perspective de mon propre vieillissement, et de la charge que cela représentera pour mes enfants.
Nos yeux ne se croisent pas, que dois-je faire ? qui suis-je pour l’aborder frontalement, et que dire d’intelligent dans pareille situation. Jeanne s’échappe lentement et je reste impuissant.
Alors aujourd’hui, je prends ma plume dans le TGV de retour, pour livrer tout ce que j’aurai voulu dire à cette petite famille :
Jeanne tu n’es pas seule, continue à te battre, et à protéger ardemment tes espaces de liberté. Tu es exceptionnelle, et comme beaucoup d’aidants tu es le liant de ta famille. Tu fais partie de la première entreprise de France… avec 10 millions de collaborateurs. Pas de code du travail, pas de risques psychosociaux
Georges, pas facile de te dire ce qui suit, mais tu sais à quel point cette satané mémoire te glisse entre les doigts, comme une poignée de sable. Alzheimer, tu en as pris conscience il y a bien longtemps, même si tu refuses cet état de fait. Tu dépenses beaucoup d’énergie à donner le change, et qui ferait autrement. Ta béquille aujourd’hui c’est Jeanne, elle a élevé vos enfants, et vous avez traversé ensemble des moments difficiles mais aussi tourné les belles pages de votre existence. Demain quand la maladie prendra le dessus, tu ne contrôleras plus grand-chose, aujourd’hui tu as déjà ce sentiment. Prends soin d’elle, du peu que j’ai perçu de votre couple, il y a fort à parier qu’elle soit présente jusqu’au bout… Ménage lui des temps de liberté, fais-lui à nouveau la cour, écoute ses conseils. Elle t’est tellement dévouée.
Je te souhaite Georges de trouver le courage de vivre avec, d’accepter les relais qui te seront proposés. Je ne vis pas intérieurement ton quotidien, et peine à imaginer ce que cela génère en toi. Ce que je ressens de mon quotidien d’aidant, c’est que c’est plus facile avec beaucoup d’amour et moins de colère.
Et pour toi Timéo, qui ne comprend pas forcément tout ce qui se passe, en dehors du comportement autoritaire de ton grand-père qui change, je te souhaite de rester un enfant le plus longtemps possible. De profiter en toute inconscience de la vie, d’être toujours « chiche ».
J’espère avoir plus de courage la prochaine fois, pour parler à Jeanne… et à mes proches. Pour leur dire à quel point je les aime.
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A retrouver prochainement sur www.libres-et-aidants.fr